23 mars 2010

Le Cirque

Le soleil se couchait, lentement derrière les Vosges. Le ciel hésitait comme à son habitude entre l'orange et le rose. Le temps se montrait aussi plus clément, mais je n'osais pas encore croire que l'hiver cessait. Je faisais le tour du chapiteau, en attendant la fin du spectacle. J’avançais d’un pas désinvolte sur la piste cyclable qui longe la route menant au village voisin. Des voitures en fin de course — vieilles Peugeot presque rouillées et petites Honda grisâtres — la remontaient parfois à toute allure tonitruante.

Entre les remorques des camions, une cage étroite avait été montée. Il y avait entre les grilles, une autruche aussi haute que moi. Quand on voit une autruche, on comprend ce qu’est un dinosaure : gracieux, grotesque, débile — bipède. Il paraît que les autruches ont l’œil plus gros que le cerveau ; c’est sans doute pourquoi, allant et venant dans son 3m², elle m’évoquait une Parisienne lettrée dans sa chambre de bonne… Ses ailes pendouillaient avec négligence : on aurait dit deux serpillières défraîchies, des vieux amas de lingettes électrostatiques ; mais sa petite tête restait curieuse et alerte : elle me toisait régulièrement. Elle était là, outrée, entre les camions bariolés, devant le chapiteau bleu et jaune fluo. Ça a l'indignation facile, une autruche. Comme si avec son gros cul de plumes en forme de pouf fantaisie Ikea, ses deux pattes de poulet aux hormones de croissance et son long cou de ténia d'ogre, une autruche avait des leçons de goût à donner à quiconque. Plus c'est con, plus ça joue les grandes dames. Enfin, comme le gros des plumes étaient noires, j'avais sans doute affaire à un mâle… Bref, j’étais quand même assez surpris d’avoir pitié de cet animal. C’est attendrissant, une autruche, avec son élégance empruntée… J’aime bien les animaux qui donnent l’impression que, sur la fin, Dieu devait être bourré…

J’étais venu ici pour récupérer les filles qui avaient insisté longuement pour que je les laissasse seules affronter les clowns et caresser les serpents. Ça n’a pas encore dix ans que c’est déjà embarrassé par la présence d’un adulte. Enfin, je n’étais pas mécontent : ces petits cirques ambulants s’avèrent souvent navrants. J’étais juste un peu inquiet ; j’imaginais parfois quelque catastrophe improbable : l’arrêt cardiaque d’une vieille mamie dans le public, le tour de magie virant à l’incendie, la chute classique d’une trapéziste… Que feraient les filles en de telles situations, sans mon assistance ? Je tournais autour du chapiteau en patientant ; deux trois poules rousses en faisaient autant.

Plus loin, attachés à des piquets, couchés sur la pelouse, il y avait des lamas et de mignons chevreaux. Il y avait quelque chose d'apaisant dans la disposition de tous ces animaux. Ils me fixaient d’un air blasé et abruti, bercés par la musique filtrant du chapiteau, lassés de voir un énième primate de mon espèce s’étonner de leur aspect. Et ils ruminaient.

Quand le spectacle fut terminé, un clown à perruque verte vint saluer les spectateurs qui sortaient du chapiteau. Mais comme leur flot était discontinu, le clown passait du serrage de main rigolo à l’attente tristounette. Il s’efforçait de rester professionnel, mais il faisait peine à voir. Quelle était donc la vie de cet homme, snobé par ce père de famille qui sortait avec ses garçons en larmes ? « Moi, j’ai même jamais pleuré ! » s’écria un autre garçon avec son papi, juste après les geignards. Je ne pense pas que c’était le cas du clown, là, sous son maquillage.

Les filles apparurent enfin. Elles serrèrent la main du clown, intimidées, et vinrent me rejoindre. « C’était bien ?
— Ouais !
— J’ai vu qu’il y avait une autruche.
— On a touché un serpent ! Beuh, c’était dégueulasse !
— Oh non ! Moi j’ai trouvé ça tout doux. J'aimerais bien en avoir un.
— Bon. Bah, c’est bien que ça vous ait plu.
— Ouais. Mais bon parfois, c’était un peu raté. Quand ils jonglaient, parfois, il y avait des balles qui tombaient. »