30 déc. 2010

Le Réveillon de Noël

La tante Marie-Jo a fait son coup de calcaire, entre deux gitanes et deux coupes de champagne. Personne n'a compris pourquoi ; personne n'a cherché à se l'expliquer : la tante Marie-Jo, elle est comme ça. Qui rit qui pleure, en fin de réveillon.

C'est vrai que sa dinde était un peu rosée. Elle l'aurait balancée de rage par la fenêtre. Mais l'oncle Jean-Luc tenait le couteau et à la découper cette grosse dinde – même rosée. Et puis du sixième étage de la tour, ç'aurait pas été du meilleur effet. De toute façon, la tante Marie-Jo, il fallait juste lui resservir une coupe. Et ça, tout le monde le savait. Alors bon. Tout le monde a préféré rigoler. Et la tante Marie-Jo s'est mise à rire elle aussi. Tout le monde l'avait mangée la dinde, de toute façon : rosée, trop cuite, un peu grillée, peu importe. Personne ne s'est rendu compte d'abord que le coup de rouge de l'oncle Jean-Luc était un peu bouchonné. Tout le monde était déjà bien trop blindé avec les huîtres, le foie gras, le vin blanc et l'apéro – de toute façon, pour le réveillon, on en fait toujours trois fois trop. Y avait que la tante Marie-Jo pour se soucier de la dinde, au fond. La tante Marie-Jo et le gros Patoche en bout de table, engoncé entre le buffet rustique et le sapin de Noël. Il en avait repris deux fois de la dinde et trois fois du rouge bouchonné. Après, il avait eu comme un coup de chaud dans sa polaire à carreaux. En plus, l'oncle Jean-Luc n'avait pas arrêté de le titiller et le gros Patoche avait répondu que c'était forcément un problème de boîte de vitesse, que ça de toute façon c'était toujours le problème avec les Peugeot – ça et l'embrayage. Mais comme il avait repris deux fois de la dinde, lui, la tante Marie-Jo, elle abondait dans son sens. Alors l'oncle Jean-Luc, il lui avait rappelé qu'elle n'y connaissait rien en bagnole et qu'elle n'avait même pas son permis. C'est peut-être pour ça qu'elle a pété un plomb, Marie-Jo. Elle a la contrariété facile, faut dire. Et puis le gros Patoche, il énervait déjà assez l'oncle Jean-Luc comme ça, à tripoter sa gourmette en or gravée Patrick sans arrêt...

Pendant ce temps, les gosses arrivaient pas à se tenir tranquilles, ça attendait les cadeaux en piaffant comme une couvée après son asticot. Et c'était pas super facile de tenir sa langue dans la discussion, avec le neveu de quatre ans qui gambade sous la table en demandant quand est-ce qu'il vient le Père Noël. Surtout quand on veut expliquer à sa cousine un peu pompète comment c'était galère à Toys'R'us de trouver son putain de jouet... et que la tante Marie-Jo en remet une couche en disant qu'elle espère gagner la super cagnotte du Loto. « Tu crois encore au Père Noël, Marie-Jo !
– Moi je ferais plein de cadeaux à mes petits-enfants.
– Sers-nous donc plutôt le trou normand. »

Pendant que le gros Patoche sauçait son assiette, on a tous entendu la tante Marie-Jo râler avec l'oncle Jean-Luc dans la cuisine. Quand elle est revenue avec les coupelles sur son plateau et qu'elle a trébuché sur son petit-fils, tout le monde a bien rigolé. La chance qu'elle a eue de ne pas se vautrer sur le parquet ! Elle a tout juste renversé trois coupelles avant de reposer le plateau sur la table et de se pencher sur son petit-fils qui chialait parce qu'elle lui avait écrabouillé le petit doigt. Et tout le monde s'est retourné vers Jonathan, le cadet des cousins, pour s'assurer qu'il avait tout bien filmé. Il a sorti son œil torve du caméscope et il a dit fièrement que c'était dans la boîte. Et l'oncle Jean-Luc, encore dans la cuisine, demandait à Marie-Jo combien il fallait en refaire des trous normands.

Après, on a pris le fromage. Encore avec du rouge, pas bouchonné cette fois. Mais comme il était déjà minuit, le gros Patoche a fait deux bouchées de son Camembert, de son Comté et de son Munster, et il s'est levé sur ses semelles à bascule pour aller paraît-il aux toilettes. Les enfants ont fait une drôle de tronche en voyant revenir le père Noël avec son drôle d'habit comme en papier crépon, sa longue barbe comme en peluche et sa grosse gourmette toute brillante. Ça, c'était le moment qu'il devait pas manquer, le cousin Jonathan. Et la vache, il a fait ça sérieusement : il est carrément monté sur sa chaise pour filmer la scène – en plongée, qu'il a expliqué après. Et puis le Père Noël est reparti et le gros Patoche est revenu. Il a repris un coup de rouge et un morceau de Roquefort.

La tante Marie-Jo est partie chercher la bûche pendant que l'oncle Jean-Luc débouchait le champagne. Pendant ce temps, on s'est passé de main en main le robot d'un des gamins en cherchant où c'était qu'on mettait les piles. La tante Joséphine a bien tenté de nous convaincre qu'en fait il n'y en avait pas besoin de piles, mais on a préféré quand même demander à Jonathan de voir. Comme ça, en plus, il posait un peu sa caméra. C'est à ce moment que la tante Marie-Jo a posé la bûche sur la table et sur une fourchette qui traînait là. Ça a fait levier pour foutre en l'air une coupe de champagne. Ça a un peu arrosé le robot et les mains de Jonathan, mais pas de quoi en faire tout un plat. Pourtant elle a râlé, la tante Marie-Jo. Surtout avec la tante Joséphine qu'en finissait pas de se marrer. Alors on a trinqué quand même et c'est là que la tante Marie-Jo s'est mise à faire la tronche. Elle restait complètement immobile malgré Jonathan qui la filmait et lui posait tout un tas de questions cons – auxquelles tout le monde répondait à la place de Marie-Jo. L'oncle Jean-Luc a servi la bûche – un tout petit morceau par gourmandise pour tout le monde sauf un grosse tranche pour Patoche. Et puis il a resservi une coupe à Marie-Jo qui avait déjà fini la sienne sans rien dire. Alors il a raconté une histoire drôle, l’histoire d’une pute qui va chez le gynéco, et quand le petit Théo à demander à Marie-Jo : « Mamie, c’est quoi, une pute ? », Marie-Jo a été prise d’un fou rire. « Faut pas dire ça, Théo ! Une pute ! C’est pas beau ! » Mais comme elle en finissait pas de se marrer et que tout le monde se marrait aussi, Théo, il s’est mis à répéter le gros mot encore et encore. Et Marie-Jo, elle l’a supplié d’arrêter « Hou la la, je vais faire pipi dans ma culotte ! »

Vers deux heures du matin, quand trois quarts des enfants ronflaient déjà sur le canapé – et le gros Patoche, la main sur la panse, dans le fauteuil – on a débouché la bouteille de St-Yore et on a pris des cafés. On a dit un peu de mal des absents, de la famille qui éclate, tout ça parce que tel oncle ne veut pas quitter sa campagne ou que tel cousin habite maintenant à cinq cents bornes. Et la tante Marie-Jo s'est mise à raconter par le menu détail ce que l'oncle lui avait dit au téléphone, et la tante Joséphine ce que son fils avait dit, lui. Après, la tante Marie-Jo a pris de pastilles Rennie et la tante Joséphine lui a dit que c’était pas raisonnable de rester comme ça avec un mal de ventre chronique sans aller voir un médecin. Alors Marie-Jo, elle a haussé les épaules et allumé une gitane. On s’est demandé pourquoi elle nous faisait chier avec son mal de bide si c’était pour faire comme si de rien n’était juste après. Mais bon, on commençait tous à fatiguer. Alors on a fini la St-Yore puis peu à peu, on a réveillé les enfants et le gros Patoche. Et chacun de son côté, on a repris la route. Y aurait sans doute plus trop de bouchons à cette heure-là ; on pouvait espérer rentrer vite et dormir quatre ou cinq heures avant de remettre ça – le lendemain, à midi.