4 mars 2011

Le Livre des espaces, extrait n°2 : Le Supermarché

Le Livre des espaces est le roman que j'ai écrit de 2006 à 2010.
Je suis actuellement à la recherche d'un éditeur.

            Le supermarché est un endroit de femmes. Je ne vois qu'elles, poussant leurs caddies, piochant dans les rayons. Leur concentration est extraordinaire. Elles s'ignorent mutuellement, la conscience réduite à la lecture des tarifs, au remplissage du chariot.
            Parfois, elles sont accompagnées d'enfants. Certains négocient l'achat de friandises, armant leur diplomatie de larmes et de colère. D'autres s'agitent comme de petits singes derrière les grilles des chariots. Je vois aussi une petite fille qui, venant sans doute d’apprendre à lire, ne peut s'empêcher de prononcer tous les noms de marques qui lui tombent sous les yeux. J'éprouve une étrange compassion pour ce petit être : il s'ouvre à peine au monde et relaie déjà les messages.
            Les allées du supermarché se recoupent en d'innombrables carrefours. Les femmes y circulent méthodiquement. Il n'y a ni stop ni feux rouges, seulement parfois de légers embouteillages lorsque l'une d'elles s'est arrêtée. Parfois cet arrêt bloque l'accès à certains articles, en une sorte de monopole des après-shampoings ou des pots de guacamole. Derrière, les autres font preuve d'une patience angélique, poussant même le vice jusqu'à mimer un intérêt pour les produits avoisinants. Ce cinéma est préférable ; rien ne doit rompre la règle de l'ignorance mutuelle. Et si quelqu'une est plus pressée ou plus nerveuse que les autres, elle n'hésitera pas à faire l'acrobate au-dessus de l'obstacle, au risque de la bousculade — ce sera bien toléré, si elle s'abstient d'adresser un mot ou un regard.
            Parfois plongées dans le catalogue du magasin, comme consultant un plan, elles harponnent les rares hommes présents, lesquels portent un polo rouge où figure le logo de l’enseigne. Elles s'inquiètent de l'inexactitude des prix affichés et les hommes en rouge se grattent la joue, l'air ennuyé. Si bien que les femmes s'excitent, elles froissent leur précieux livre, et continuent d'assaillir leur guide, désespérées qu'il ne vibre pas de leur palpitante quête.
            Je passe d'un rayon à l'autre et crois voir des clones : similitude des attitudes, des achats, des rythmes. Les rares différences ne semblent liées qu’à l’amplitude des porte-monnaie.
            Partout la lumière est dure, quasi chirurgicale — tout doit rayonner. J’ai les yeux qui piquent, comme du sable sous les paupières. La gêne atteint son pic dans le rayon des produits frais. Un supermarché, c’est aussi une succession de microclimats : de l’équateur au grand nord : attroupements humains, frigos, rôtissoires…
            Entre deux chansons de variété, des annonces promotionnelles résonnent, et c'est comme un amen entre deux chants liturgiques. Au détour d'une allée, une jeune femme m'aborde. Elle dresse comme un calice une assiette de toasts au tarama. J'en prends un et elle me dit : « C’est – 50 % ! » J’acquiesce vaguement. Le tarama a chassé un peu le goût de vomi qui me restait en bouche, mais il m’a donné soif. Je me souviens alors qu’il y a une petite bouteille d’eau dans mon sac. Je prends une goulée.
            Puis, en rangeant la bouteille, je me dis qu’on pourrait croire que je l’ai trouvée ici. Elle est, en effet, semblable à celles que j’ai vues tout à l’heure en rayon. Craignant qu’on m’accuse de vol, je songe un instant à l’abandonner. Puis je secoue la tête pour chasser cette idée ridicule.
            Les rayons imitent maintenant les étals d’un marché. Des légumes et des fruits en débordent. À côté subsistent un rayon conventionnel, dans lequel des salades sous vide luisent d'un vert pop. Par terre, il y a une vieille laitue défraîchie, à moitié piétinée, le bord des feuilles noirci — comme un anachronisme sous le règne de l'emballage ergonomique. Et je suis ému. Il y a de la vérité et de la beauté dans cette image — ça mériterait une photo.
            Puis un caddie passe devant moi, la roue passe sur la laitue qui se coince dans l’axe et qui est emportée. Je la suis des yeux, douloureusement. Alors la femme agite son caddie, donne des coups de pieds dedans et la laitue s’écrase à nouveau sur le carrelage blanc.
            Il est temps que je m’en aille.
            J'arrive devant la rangée de caisses où, en file indienne, les femmes forment des perpendiculaires. Les produits s'amoncellent sur les tapis roulants avant d'arriver dans les mains d'une caissière. Un faisceau rouge les frappe, un signal sonore retentit, puis le produit passe dans un sac en plastique.
            Il y a au moins une cinquantaine de caisses et chaque caissière tient un rythme soutenu. En résulte un tintamarre diabolique.
            Il y a des paroles aussi. Mais ce sont moins des « bonjour », des « merci », que des « Avez-vous la carte de fidélité ? », « Vous pouvez tapez votre code. »
            Non sans les embarrasser, je dois rompre plusieurs fois l'alignement discipliné des clientes. La plupart réagissent sans me regarder, s'empressant de remettre leur caddie en place après mon passage. D'autres soupirent, peinent à déplacer leur caddie puis engueulent leur enfant resté devant moi, un paquet de chewing-gum à la main.
            Lorsque j'arrive à la sortie « sans achat », deux hommes de forte carrure, un Blanc et un Noir, se tiennent debout derrière le portillon, talkies-walkies greffés à la ceinture. Et voilà ! Comme prévu, ils viennent à ma rencontre et me demandent d'ouvrir mon sac.