17 mars 2011

Le Livre des espaces, extrait n°3 : Le Laboratoire Sibiesse

Le Livre des espaces est le roman que j'ai écrit de 2006 à 2010.
Je suis actuellement à la recherche d'un éditeur.

            Comme beaucoup de gens de ma génération, j’avais quitté Papa-Maman pour emménager dans un studio de quinze mètres carrés, dans la petite couronne de la région parisienne. Il y avait une petite salle de bain et une kitchenette. Pour le reste, ça ressemblait plutôt à une chambre d’adolescent attardé, avec des livres un peu partout, un ordinateur, une télé, des moutons de poussières et des chaussettes sales. Oui, mon studio n’était qu’une chambre. Et Paris était ma maison. Je traversais le boulevard périphérique en RER comme un adolescent descend l’escalier pour aller au salon. Mais au lieu d’y retrouver des parents hostiles et une décoration ringarde, j’y rencontrais des amis pareillement sortis de leurs quinze mètres carrés, dans de petits bars branchés du canal Saint-Martin. De temps en temps, nous allions voir la dernière exposition du centre Pompidou, un concert de jazz à la Villette.
            Tout comme moi, mes amis n’envisageaient pas de fonder une famille. Nous fuyions toutes les contraintes facultatives et tâchions de vivre tranquillement aux crochets de Paris. Les week-ends, comme nous manquions souvent d’argent, on se réunissait dans le studio de l’un ou l’autre, on buvait des bières, fumait, regardait parfois un navet loué pour l’occasion. Parfois nous nous fâchions pour quelque différend politique ou philosophique. Alors nous déployions des trésors de sophisme pour nous faire entendre raison — jusqu’au bout de la nuit. On finissait à l’aube, sans rien avoir appris mais réconciliés, autour d’une tasse de nescafé.
            J’en payais l’addition, le lundi matin. J’enviais alors souvent l’ami chômeur, le fils de rentier et l’étudiant attardé. Moi, le lundi matin, je devais aller bosser.

            Mon patron s’appelait César Sibiesse, mais je l’appelais Monsieur Sibiesse. Il tenait un labo photo, rue de la Fayette.
            Ce n’était pas un mauvais type, il était honnête et civilisé, mais je n’aimais pas sa vision du monde. Sous bien des égards, elle était étriquée. Sibiesse voyait le monde comme quelque chose d’esthétique et d’immobile, un peu à la manière d’une photographie. Celles exposées sur les murs du magasin étaient des portraits d’enfants rieurs, des paysages exotiques et des couchers de soleil : des images mignonnes, faciles et agréables. Sibiesse aimait les jolies choses, il aimait donc rarement les belles. Son attrait pour le ravissant m’écœurait. Souvent je préférais détourner le regard lorsqu’il maculait d’autocollants « non facturé » des séries de photos floues pourtant bien plus évocatrices que celles qu’il avait encadrées.
            C’est qu’il y avait à mes yeux deux catégories de photographes : les baroudeurs mal peignés, cachés derrière l’objectif pour témoigner de ce qui est, et les esthètes proprets qui ont besoin d’un studio, d’un trépied, de lumières et d’un logiciel de retouche. Sibiesse était malheureusement de ces derniers. Aussi, était-il très coquet, toujours sur son trente et un, souriant, pas un cheveu qui dépasse, cravate serrée bien droite et rentrée dans le pantalon. À la rigueur, cela n’aurait pas posé problème s’il n’étendait pas cette maniaquerie au magasin. Tout devait être propre et à sa place : les présentoirs alignés à côté de la caisse, les pellicules rangées dans le même sens, les cadres fixés à la même hauteur…
            Son associé était nettement moins crispé. Il s’appelait François Lombard, mais il voulait que je l’appelle François. C’était un quadragénaire rondouillard qui portait toujours une chemise avec une poche de poitrine. Là-dedans, il rangeait tout un bric-à-brac : stylos, papiers, pièces de monnaie, téléphone portable. Et plusieurs fois par mois, il répandait le tout par terre, en se penchant pour ramasser autre chose. Il lâchait alors un grand « merde ! » auquel répondait le regard horrifié de Sibiesse. Un jour où le gag se reproduisit, je conseillai à François de mettre toutes ces affaires dans une autre poche. « Tais-toi, c’est ce que dit ma femme… » me lança-t-il avec un sourire.

            Je venais d’avoir vingt-cinq ans. C’était un affreux mois de juin. François suait dans sa chemise à carreaux bleus, Sibiesse restait impeccable dans sa chemisette blanche.
            C’était une sale journée. Les clients étaient tous venus faire développer leurs photos de la fête des mères. Elles défilaient sur mon écran, puis dans le rail de l’imprimante. La clientèle était fidèle ; à force, je reconnaissais les visages. Je faisais un peu partie de la famille : je savais comment ils avaient fêté Noël, où ils avaient passé leurs vacances, je voyais les enfants grandir. Parfois, je voyais dans un petit cadre à l’arrière-plan, une autre photo dont j’avais fait le tirage. Ça me mettait mal à l’aise.
            Pendant ce temps, Laure devait se faire sauter par son nouveau mec…
            C’était une sale période. Plus je regardais ma vie, moins je supportais qu’elle fût à ce point médiocre. J’en voulais terriblement à Laure, cette magnifique idiote. Et j’ignorais les sollicitations d’Élodie qui travaillait avec moi.
            Élodie était une petite grosse, gentille mais naïve. Elle s’occupait du service vidéo. Cela consistait au montage de films de mariage, au transfert sur DVD de films super 8. Un jour, je lui fis remarquer que ces films étaient sans doute le seul souvenir que le gens gardaient des événements majeurs de leur vie. « C’est pour ça que j’aime ce travail », m’avait-elle répondu, très lyrique. Je voulais dire que ces films se substituaient à leur mémoire intime, qu’à terme les gens garderaient le souvenir du film au lieu de celui de l’événement. Mais je compris que c’était trop compliqué à expliquer.
            Plusieurs fois, je crus voir Laure sur les photos des clients. J’avais passé la soirée de la veille avec un ami dans un bar, tentant de l’oublier à coups de vodka. Bref, j’étais fatigué.