Puces, amis, amantes même,
Qu'ils sont cruels ceux qui nous aiment !
Tout notre sang coule pour eux
Les bien-aimés sont malheureux.
Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire (1911)Ça a commencé par des piqûres de moustique. Tout du moins, c’est ce que je croyais. Ça m’étonnait en même temps, en novembre — des moustiques encore ? Bref, je me suis fait harceler comme ça pendant quelques semaines jusqu’au jour où j’ai surpris une petite créature brune qui gigotait en haut de ma chaussette… Alors là, je me suis dit qu’il y avait un problème.
Le lendemain, je suis allé à la pharmacie. Il y avait plein de vieux diabétiques devant moi qui faisaient renouveler leur traitement. Quand ce fut mon tour, j’ai dit à l’apprentie préparatrice que j’avais des piqûres d’insecte assez bizarres. Elle m’a regardé avec ses grands yeux de biche et m’a demandé d’un air gêné : « Où ça ? » — cette cruche devait penser que j’avais des morpions. « Sur les mollets et dans le dos », ai-je dit. Ça l’a plutôt apaisée, la jeunette. Manifestement elle préférait les pères de famille aux débauchés. Mais quand je lui ai montré mes boutons, elle a carrément retenu un gloussement et s’est mise à balbutier. Et moi, je restais là à attendre son avis, comme un con, mollets à l’air, au milieu de la pharmacie. Heureusement le pharmacien est arrivé, un type professionnel qui avait sans doute remarqué que son apprentie merdait. Lui, il n’a pas hésité. Il fut même tout à fait formel : tant devant mes piqûres que devant la créature capturée et scotchée vive sur une vieille enveloppe des impôts, j’avais sûrement des puces à la maison. En effet, ma bestiole avait de sacrées pattes arrières. « Aucun doute ! » s’écriait-il réjoui, illustrations d’un livre zoologique à l’appui ; et je le regardai d’un air entendu, l’implorant intérieurement d’en finir. Alors il m’a vendu une bombe insecticide à dix euros et m’a conseillé de montrer mes piqûres à mon médecin traitant — car il y a toujours un risque d’infection et peut-être qu’il devra vous prescrire des antibiotiques. C’était drôlement cher et drôlement rassurant… Je payai donc et m’arrêtai acheter un panini à la sandwicherie avant de retourner au bureau.
Des puces… Je me sentais humilié quand même. Le panini était à peine réconfortant. Des puces ! la honte ! Je baissais la tête en remontant la rue. J’avais juste envie de me cacher. Heureusement, je retrouvai dans les couloirs la traditionnelle somnolence d’après pause déjeuner et m’épargnai ainsi tout contact avec les collègues. Il y avait juste le gang des vieilles poules au régime, réuni devant la fontaine à eau. Elles s’interrompirent à mon passage et dévisagèrent mon panini entamé. J’aurais pu leur demander si l’une d’elles voulait récupérer un chat plein de puces dont je ne voulais plus — ça les aurait déridées, ces mégères — mais bon j’avais encore trois dossiers à traiter et si je me démerdais bien, j’aurais encore le temps de passer chez le médecin avant de rentrer à la maison. Alors, je n’avais pas une minute à perdre.
Quelques emails plus tard, et à peu près autant de coups de fil finalement, je parvins à décoincer un peu le truc pour quarante-huit heures au moins — plutôt pour quarante-huit heures au mieux. J’ai éteint l’ordinateur et j’ai quitté discrètement mon bureau. En descendant les escaliers, je dus me cacher une seconde le long d’un mur afin qu’on ne vît pas que je filais avant l’heure. Puis je pus sortir enfin des locaux.
J’arrivai dans la contre-allée où j’avais garé ma voiture et « Putain ! Quelle journée de merde ! » m’énervai-je. Un connard m’avait rayé l’aile avant. De rage, je jetai la bombe insecticide sur la banquette arrière et je partis en trombe.
J’avais mal dormi la nuit précédente après que j’avais découvert la puce ; et tout le jour durant, j’avais continué d’avoir des démangeaisons, souvent sans raison — par pure hystérie peut-être. En plus, j’étais le seul à la maison à avoir des piqûres. Pendant un temps, j’avais cru que c’était psychosomatique. J’avais lu un article à ce propos dans Psychologie Magazine auquel ma femme est abonnée. Mais le pharmacien m’avait dit aussi que je faisais peut-être une allergie. Du coup, ce serait normal que je sois le seul à me découvrir des piqûres — les autres ne réagissant pas aussi violemment que moi, ils ne remarqueraient rien… Bref, il fallait en finir ces conneries, je fonçai donc sur la voie rapide en écoutant la fin des Grosses têtes. Mais je n’avais pas trop le cœur à rire. De plus, avec la nuit déjà tombée depuis le passage à l’heure d’hiver, les mecs sur la voie d’en face roulaient pleins phares — pas gênés, les gars ! Je devais suivre des yeux la ligne blanche afin de rester sur la bonne trajectoire…
Au bout d’une vingtaine de kilomètres aveuglants, je pris enfin la sortie. Il était déjà six heures et quart, bordel de merde, et j’avais peur que le cabinet du médecin fût déjà fermé. Vous n’imaginez pas à quel point j’étais fatigué… Quelle vie de con ! me disais-je. Tout ça pour se retrouver à quarante ans comme un vulgaire clodo piqué par les puces ! Je virai à droite puis, arrivé au rond-point, encore à droite. Alors forcément, je l’ai vue trop tard, la gamine. J’ai freiné bien sûr, mais trop tard. Ou pas assez fort. Comment j’aurais pu la voir, d’abord ? Je l’aurais évitée sinon, vous pensez bien ; ça ne m’a pas fait plaisir. Ça fait même un drôle d’effet de voir une enfant s’envoler par-dessus son pare-brise, comme ça, avec son manteau noir et un sacré boucan ! Quelle idée aussi de porter des vêtements sombres, le soir, l’hiver, et de traverser en dehors des clous ! En tout cas, je ne l’ai pas tapée si fort puisque l’airbag ne s’est même pas déclenché…
Je m’arrêtai aussitôt après l’impact et sortis de ma voiture. La gamine restait étendue sur le goudron, immobile, éclairée par les phares d’un gros camion. Le chauffeur en était descendu et penchait ses cent kilos au-dessus d'elle. « Putain de bon Dieu ! répétait-il d’une voix de fausset. Je crois bien qu’elle est morte ! » Et moi je ne bougeais plus : je fixais du regard la gamine aux yeux clos. Elle avait peut-être quatorze ans.
Cela provoqua bientôt un véritable bouchon, avec coups de klaxon et curieux venus se repaître de mon homicide involontaire. Je lui avais cassé les deux jambes : il y avait un bout d’os qui ressortait sous chaque genou, à travers le pantalon. Et ça me grattait les mollets comme jamais. « Appelez une ambulance ! » cria-t-on. Et je me disais : quel con ! tu n’aurais pas dû t’arrêter ! Je les voyais déjà les parents éplorés venir mes cracher à la gueule, ma vie gâchée, les compagnons de cellule excités… J’ai commencé à paniquer. Alors je suis vite remonté dans ma voiture et je me suis sauvé.
J’ai traversé la ville en brûlant quelques feux rouges et je me suis garé sur le parking du Décathlon — loin de l’entrée et des autres bagnoles, sous un lampadaire grillé. « Enfants de tous pays », chantait Enrico Macias. J’ai coupé la radio et j’ai pris quelques secondes pour respirer. Puis je suis allé chercher le cric dans le coffre et j’ai brisé la vitre arrière. J’ai récupéré les éclats tombés par terre et je les ai jetés sur la banquette. Après, je suis remonté à l’avant et j’ai galéré assez longtemps avant d’arriver à tirer les fils de démarrage du tableau de bord — on voit ça mille fois dans les films, mais c’est pas évident à reproduire. Et puis j’avais peur qu’on me voit.
Après, j’ai marché jusqu’à la gare, j’ai pris un ticket et je suis monté dans le train. Le voyage fut assez long : j’avais l’impression que tout le monde savait ce que j’avais fait et ce que je m’apprêtais à faire. Quand je suis descendu, il commençait à pleuvoir. Je suis arrivé trempé au commissariat. Il était presque huit heures, mais je quittais souvent le bureau aussi tard. Le flic prit consciencieusement ma déposition. « Oui, je travaille à côté, lui dis-je d’un air affolé. Je suis venu tout de suite après avoir constaté le vol. » Je jouai le bon neuneu jusqu’au bout, le type qui croit qu’on va retrouver sa voiture intacte et qui, sans se soucier des remboursements de l’assurance, précise qu’elle a une rayure sur l’aile avant droite… « Vous savez, m’a dit le flic, des voitures volées, ça nous arrive tous les jours… Au pire, vous serez dédommagé par votre assureur. Faut pas vous mettre dans un tel état. »
J’ai repris le train pour rentrer puis j’ai marché sous la pluie jusqu’à la maison. À chaque pas, je revoyais la gamine que j’avais tuée, ses deux genoux explosés et cet idiot de camionneur qui gueulait qu’elle était morte…
Lorsque j’arrivai, les enfants étaient déjà couchés et ma femme regardait Envoyé spécial en buvant un martini. « Tu es trempée ! me dit-elle. Et tu n’as pas enlevé tes chaussures ! » Je lui ai répondu qu’on m’avait volé la voiture. « Merde ! Tu as été à la gendarmerie ?
— Au commissariat. Je n’ai plus qu’à prévenir l’assureur.
— Comment tu es rentré ? Tu aurais pu appeler !
— Il était déjà tard. Je suis rentré en train.
— Bien sûr, il n’y a pas un collègue qui a bien voulu te ramener…
— Non. Mais je ne leur ai rien dit, de toute façon. Je me les coltine assez comme ça.
— Ouais… Du coup, comment on fait pour demain ?
— Je prends ta voiture. Toi, tu appelles ton père pour qu’il nous prête la sienne, le temps de. Et puis les garçons n’ont qu’à aller à l’école à pieds pour une fois.
— O.K. On fait comme ça. »
Je suis monté prendre une douche. Ça m’a fait du bien. Sauf que j’avais de petites entailles au bout des doigts, à cause des bris de glace que j’avais ramassés ; sous l’eau chaude, ça piquait. Je redescendis en peignoir et je me servis un whisky. « Sinon, dans la série des mauvaises nouvelles, je suis passé à la pharmacie… Il paraît qu’on a des puces à la maison.
— Non ! Tu déconnes ? s’écria-t-elle en chassant le chat qui dormait sur ses genoux et en commençant à se gratter partout.
— C’est pas grave. J’ai acheté une bombe insecticide… »
C’est à ce moment que j’ai réalisé que j’avais laissé la bombe dans la voiture. Alors je me suis mis à trembler et j’ai bu mon whisky d’une traite. « Qu’est-ce que tu as, tu es malade ? » Bon, je pourrais toujours dire que j’avais mis la bombe dans la voiture à midi pour être sûr de ne pas l’oublier… « J’ai peut-être pris froid à cause de la pluie. » Et je pensais à ce qu’avait dit le pharmacien : les piqûres de puces pouvaient s’infecter, j’avais peut-être besoin d’antibiotiques… Mais je préférai ne rien en dire : des enquêteurs pourraient plus facilement remonter jusqu’à moi si je disais que j’envisageais d’aller ce soir-là chez mon médecin traitant non loin duquel avait eu lieu l’accident…
Après un reportage sur les magasins « hard discount », Envoyé spécial abordait désormais le sujet des favelas de Rio de Janeiro. Je me dis que c’était plus simple pour un Brésilien d’assassiner des enfants. « C’est vraiment des monstres », dit ma femme. Et je me resservis un whisky.
Les Brésiliens, me disais-je, ils savent bien gérer les témoins. Et je me demandais si la police demanderait au chauffeur routier de faire un portrait robot de moi… Il vaudrait mieux que je me débarrasse des vêtements que je portais alors, et que j’aille faire changer ma monture de lunettes. Peut-être devrais-je me laisser pousser la barbe, changer de coupe de cheveux… Et si tout se passait bien, j’aurais été vachement malin. Oui, c’était bien vrai ! J’avais eu des couilles, sur ce coup-là ! Chapeau, le sang-froid ! Mais si tout se passait mal…
J’ai commencé à avoir des palpitations. Certes mourir d’une crise cardiaque maintenant n’aurait été que justice. Cependant l’idée ne m’enchantait guère. Et puis « que justice », « que justice », il fallait le dire vite : peut-être que la gamine était une future connasse ! une future Hitler ! Peut-être que j’avais rendu un grand service à l’humanité tout entière en la tuant !
J’écartai les pans du peignoir et posai la main sur ma poitrine. La vache, ça battait la chamade. Je regardai ma femme, concentrée sur le reportage, j’imaginais déjà sa surprise et son angoisse quand je m’effondrerais sur le tapis en poussant un cri. Mais ça n’arriva pas. Je découvris plutôt que là aussi, les puces m’avaient piqué : ça faisait une grosse cloque, toute boursouflée, blanchâtre, près du téton gauche. Un véritable œdème. « Tu as l’air préoccupé, me dit ma femme. C’est à cause de la voiture ou à cause des puces ? » Je descendis mon second whisky et je lui dis : « Non, c’est à cause du reportage. » Ces mots durent l’attendrir car « Je t’aime », me dit-elle tout sourire.(Pour lire la suite de ce texte, cliquez ici.)