12 janv. 2011

Les Puces (deuxième partie)

(Pour lire la première partie de ce texte, cliquez ici.)

            J’avais beau savoir que ça faisait plaisir aux enfants, le panda en peluche suspendu au rétro me foutait un peu les glandes. Déjà qu’avec mes quatre-vingt-quinze kilos, j’avais l’air fin dans la Mini Cooper… Va, me disais-je, ce n’est que l’affaire de quelques jours, ma femme reprendra sa voiture sitôt que j’en aurai une neuve… Par contre, le CD de Christophe Maé, j’étais à peine sorti de la rue que je l’ai éjecté. J’ai plutôt allumé France Bleu pour voir s’ils parlaient de l’accident. Mais ils préféraient parler du gouvernement.

            Je me suis arrêté chez le buraliste pour acheter le journal régional. Comme il y avait la queue, j’ai eu le temps de le feuilleter avant de payer : ils parlaient de l’accident en page 7 ! Ce n’était qu’une petite dépêche dans la colonne des faits-divers, mais j’ai senti mon cœur s’emballer. J’ai posé le journal sur le comptoir et le buraliste m’a dit : « Avec ceci ? »
            J’ai hésité un peu et j’ai demandé un paquet de Philip Morris et un briquet. Eh bé ! Quelle bande de racketteurs ! Le prix avait quasiment doublé depuis que j’avais arrêté de fumer ! J’étais tellement indigné que pendant quelques secondes j’oubliai complètement l’accident. J’y repensai cependant une fois dehors, près de la Mini Cooper de ma femme. J’ai déplié le journal sur le capot et j’ai allumé ma première cigarette depuis dix ans. Bon sang ! que c'était bon ! Comment avais-je pu arrêter si longtemps ?
            J’ai relu plusieurs fois la dépêche : la gamine était morte, le conducteur avait pris la fuite — c’est bien tout ce qui était écrit. J’ai replié le journal, jeté mon mégot dans le caniveau et repris le volant.

            Au bureau, j’ai retrouvé Olivier, l’informaticien, devant la machine à café.
            Olivier est le seul mec un peu sympa de la boîte. C’est un célibataire endurci qui ne met jamais de chemise. Les mauvaises langues disent que c’est parce qu’il ne sait pas repasser. C’est sans doute vrai — et alors ? Au moins, lui, il ne se fait pas chier : personne pour lui dire qu’il a laissé des poils de barbe dans le lavabo, des traces de merde au fond des chiottes ; pas de mioches à dresser non plus, il peut jurer comme un charretier, fumer dans le salon… Chez Olivier, le soir, ça doit être pizza, bière, main dans le slibard, matchs de foot et films de cul à volonté ! Ce n’est pas une bonne hygiène de vie, vous me diriez. Tu parles ! Et qui c’est qui a des piqûres de puce aux mollets ? Ou alors, vous me diriez que c’est lui qui doit la nettoyer sa merde en fond de cuvette ? Erreur ! Seul avec son salaire, il peut se payer une femme de ménage sans problème ! En tout cas, moi, c’est ce que je ferais…
            Je lui serrai la main. « Salut Olivier.
            — Comment ça va, Jean-Marc ?
            — Bof.
            — Un conseil : évite. C’est les dosettes de Valérie de la compta, c’est du déca », me dit-il en me voyant saisir le paquet.
            Je tapai donc plutôt dans la réserve de l’autre Valérie, celle du marketing. « Bof ? Pourquoi ça, bof ? y revint-il.
            — Je me suis fait voler ma voiture.
            — Ah merde ?
            — Ouais…
            — C’est arrivé quand ?
            — Hier soir. En sortant d’ici, j’arrive dans la ruelle : plus de bagnole.
            — T’es sûr que tu l’avais garée, là ?
            — Haha. T’es marrant, toi. N’empêche maintenant c’est la galère, j’ai passé presque une heure au commissariat, hier, et je dois encore appeler l’assureur, ce matin…
            — J’ai un pote à qui c’est arrivé. Il est resté sans bagnole pendant trois mois avant que l’assurance bouge son cul.
            — Parle pas de malheur…
            — En tout cas, compte au moins un mois, le temps que les flics arrêtent de chercher… »
            J’ai soupiré. Au moins un mois au volant de la Mini Cooper ? Je préfèrerais prendre la Citroën de mon beau-père… Mais ce serait abusé de lui rajouter tous ces kilomètres que je fais… « Et t’es venu comment ? m’a demandé Olivier. En train ?
            — Non, je suis rentré en train, hier. Là, je suis venu avec la bagnole de ma femme. C’est une Mini Cooper…
            — Ça, c’est une bagnole de gonzesse…
            — M’en parle pas... »
            Olivier acquiesça et il y eut comme un moment de silence, le temps de finir le café. « Bon, ponctuai-je, peu motivé. Il faut se mettre au boulot, maintenant !
            — Moi, répondit-il d’un ton blagueur, j’attends la fin de l’upload de l’update. »
            J’ai pouffé et Olivier m’a fait un clin d’œil. Décidément, ce garçon avait tout compris : même au boulot, personne ne l’emmerdait. Fallait déjà y comprendre quelque chose…
            En revanche, ce con, il m’avait filé les jetons. Je retrouvai dans ma poche de veste les deux billets de train de la veille : l’aller était une preuve à charge. Sacré Olivier ! Heureusement qu’il m’avait posé la question, sinon je n’y aurais pas pensé ! Je redescendis donc pour aller jeter mes billets de train en petits morceaux dans la poubelle. Et comme j’avais oublié que chaque café appelait une clope, j’en profitai pour en griller une. C’est à ce moment que j’ai reçu le coup de fil de ma femme.
            La police l’avait appelée : ils avaient retrouvé la voiture. Moi qui me les pelais dehors jusqu’à présent, j’ai ressenti une de ces bouffées de chaleur ! Je me suis mis à tirer comme un malade sur ma clope. Du coup, j’ai bientôt eu la tête qui tourne. Dix ans de sevrage, bordel ! Et le filtre devint brûlant sur le bout de mes lèvres… Bref, la voiture était retrouvée et dans un sale état. La vitre arrière était cassée, le tableau de bord démonté — ça je le savais déjà. On avait aussi volé les sièges — ça, c’était nouveau. La police suspectait un camp de Romanos. Et ma femme me raconta dans le menu détail ce que la police avait dit à propos des Romanos…
            Si j’ai appris une chose grâce à mon mariage, c’est qu’il faut toujours laisser une femme tout vous raconter en long en large jusqu’à ce qu’elle donne les détails intéressants, car on perd moins de temps à l’écouter qu’à l’interrompre pour lui poser les bonnes questions ; on évite aussi la venimeuse digression du « tu ne m’écoutes jamais ».
            Quand elle m’a enfin dit qu’on avait retrouvé la voiture sur le bord de la départementale, je n’ai pu retenir un soupir de soulagement. Quelle chance ! on m’avait vraiment volé la voiture ! Je remerciai intérieurement les Gitans, les Tziganes et tous ces voleurs de poules.
            Par contre, lorsqu’elle m’a dit qu’il fallait que je repasse au commissariat, que les flics voulaient régler les derniers détails avec moi, je me suis mis à craindre le pire. « Pourquoi ça ? j’ai demandé.
            — Je ne leur ai pas posé la question. Ça m’a paru normal, non ?
            — Si, si. Sans doute. Tu passeras à la pharmacie pour un traitement anti-puces ?
            — Oui, oui. Surtout que Mathis a sa première piqûre. Je prendrai aussi des pipettes pour le chat.
            — O.K. »

            J’ai passé le coup de fil à l’assureur — et le restant de la journée à retraiter le dossier dont je pensais m’être débarrassé, la veille. Comme j’avais des problèmes de concentration, que j’angoissais à cause du saut au commissariat que je devais faire, je n’ai pas arrêté de me planter et de recommencer du début. J’ai fini par tout laisser en plan. Rien n’était arrangé, mais le dossier attendrait quand même. Au moins quarante-huit heures, de fait.
            J’ai quitté le bureau à six heures moins le quart. J’ai croisé Olivier dans le couloir. « Tu t’en vas déjà ?
            — Il faut que j’aille chez les flics. Ils ont retrouvé ma bagnole.
            — Ouah ! Dis leur salut de ma part.
            — Haha. »

            Je suis arrivé au commissariat vers dix-huit heures trente. Et je me suis dit que je n’aurais toujours pas le temps d’aller chez le médecin et qu’en conséquence, je ne pourrais pas y aller avant lundi. J’avais découvert une nouvelle piqûre dans le creux de mon genou et ça me démangeait méchamment chaque fois que je marchais ou m’asseyais… Je me suis avancé près des gars de l’accueil et je me suis présenté. « Jean-Marc Lambert. » Ça ne leur a fait ni chaud ni froid. Alors j’ai dit que je venais à propos de ma voiture.
            Ils m’ont fait entrer dans un bureau. Ils étaient trois rien que pour moi : un géant de deux mètres façon Shrek, un petit sec et sournois façon Iznogoud et une gonzesse à gros cul. Trois rien que pour moi ! Moi qui croyais qu’ils avaient plein de racailles à arrêter dans les cités…
            Shrek s’est adossé au mur et ne m’a pas plus quitté des yeux. Un vague ennui planait dans son regard tandis qu’il mâchait son chewing-gum. Iznogoud s’est recroquevillé derrière l’ordinateur et a dressé ses doigts frêles au-dessus du clavier. La gonzesse, restée debout à ma gauche, m’a demandé de m’asseoir. Puis, voyant que tout le monde était prêt, elle a commencé à poser les questions. « Avez-vous la carte grise ? » Je la lui tendis et elle me fit signe de la donner à Iznogoud. « Mon assurance me demande si la voiture est réparable ? demandai-je.
            — Ça, il faudra voir avec l’expert.
            — Oui, c’est sûr…
            — Vous avez déclaré le vol de votre voiture, hier, à vingt heures trente, c’est ça ?
            — Oui. J’ai d’ailleurs sur moi… dis-je en farfouillant dans ma poche de veste. Comment vous appelez ça ? Ah oui ! L’attestation de dépôt de plainte… »
            Je tendis le papier d’abord à la gonzesse puis à Iznogoud mais : « Nous n’en avons pas besoin », me dit-il. Alors j’ai replié le papier et je l’ai rangé dans ma poche de chemise. Ça a frotté en plein sur la piqûre que j’avais au sein. « Qu’est-ce que vous avez ? me demanda la gonzesse en me voyant me gratter vigoureusement la poitrine.
            — Des piqûres de puce ! »
            Ça les a bien étonnés. Même Shrek est sorti de sa somnolence. Il a ricané, assez méchamment. « J’ai pas de chance en ce moment, poursuivis-je, bon joueur. Je me fais piquer ma voiture et je me fais piquer par les puces. » Et Shrek m’a sourit, très hautainement. Et je n’étais plus tout à fait sûr d’arriver à m’en faire un copain…
            La gonzesse m’a posé d’autres questions, Iznogoud l’a assurée que tout coïncidait, alors elle s’est penchée vers moi et m’a dit : « Confirmez-vous tous les éléments de votre précédente déclaration ? » J’ai senti mon cœur partir à deux cents à l’heure. La gonzesse avait des yeux très clairs, perçants — et très froids. J’ai rassemblé mes esprits en toute vitesse et j’ai regardé la gonzesse droit dans le bleu de l’œil. « Bien sûr, ai-je dit. Pourquoi ça ?
            — Votre véhicule est impliqué dans une affaire d’homicide. Nous sommes obligés de le mettre sous scellés. »
            Je l’ai regardée d’un air ahuri et j’ai dit d’une voix tremblante : « D’homicide ?
            — Oui, une fille de quatorze ans a été renversée avec votre voiture.
            — Quelle horreur… »
            Et j’ai posé ma main sur ma bouche avant de baisser les yeux. « Une enquête est en cours. On ne s’inquiète pas trop. Normalement ceux qui font ça ont des remords et ils viennent se dénoncer. » J’ai opiné du chef et j’ai dit : « Pardon d’en revenir à ma voiture, mais quand est-ce que je pourrai la récupérer ?
            — Ça dépendra du Parquet. Mais pas de sitôt. Désolé. »

            Je me suis arrêté chez le médecin avant de rentrer, mais comme je le craignais, le cabinet était fermé. J’ai fait demi-tour en râlant. Et je me suis retrouvé dans les bouchons du centre-ville. Rien n'allait jamais dans mon sens ou quoi ? J’ai commencé à gueuler, tout seul, dans la Mini Cooper. « Putain de merde ! J’en ai ras le cul de ces conneries ! » En plus, je n’arrivais pas bien à voir le feu à cause de ce panda débile. Je lui ai filé une droite et ça a effrayé une grand-mère qui traversait devant moi. « Quoi ? ai-je crié. De quoi je me mêle ? » Cette vieille peau, elle me dévisageait ! Je me suis dit que j’aurais mieux fait de la taper elle plutôt que la gamine, hier… Je venais d'ailleurs de passer à l'endroit du drame. Il y avait encore sur la route un restant de sable qu'ils avaient mis là — pour éponger le sang, sans doute… J'ai senti un frisson me parcourir le dos. Puis des connards m'ont klaxonné : le feu était passé au vert et ils devaient me prendre pour une énième poulette en Mini qui ne sait pas conduire. J'ai passé la première et j'ai décidé de me calmer. Comme la flic l'avait dit, si je commençais à avoir des remords, j’étais foutu. Alors j'ai ignoré ces connards, j'ai oublié la gamine et j'ai passé la première. Je me suis juste concentré sur la route.

            Comme d’habitude, ce con de chat a déboulé à toute blinde pendant que je montais sur la descente de garage ; comme d’habitude, j’ai failli l’écraser. « Décidément ! » Je suis sorti en l’engueulant : pas impressionné pour un sous, ce con-là s’est posté devant la porte d’entrée en frétillant de la queue. « Me cherche pas, lui lançai-je. C’est ta faute, tout ce qui m’arrive. » Et puis j’ai ouvert la porte et il a refusé d’entrer, il a reculé dans mes pieds, manquant de me faire tomber. « Putain ! Mais t’es complètement con, ma parole ! » Alors il s’est effrayé et il est parti se réfugier sous le rhododendron. C’est son coin à lui, le massif du rhododendron devant la maison. Il n’arrête pas d’aller chier et pisser dedans, ça fait crever toutes les plantes. Con de chat…
            Je ne compris qu’ensuite qu’il n’était pas si con. Une fumée très dense remplissait la maison. J’ai appelé ma femme, les enfants : « Carole ? Mathis ? Hugo ? » Pas de réponse. J’ai commencé à avoir les yeux qui piquent. Je refermai la porte et fis le tour du pavillon. Bonne intuition : ma femme était dans le jardin avec nos deux fils, en blousons. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? m’inquiétai-je.
            — C’est l’insecticide. Y en a trois bombes fumigènes qui tuent toutes les puces de la maison.
            — Ouais, Papa ! C’est trop bien ! Ça ressemble à du brouillard de guerre !
            — Trois bombes ? T’es sûre que c’était nécessaire ?
            — Le pharmacien m’a conseillé d’utiliser les grands moyens. C’est solide, ces bêtes-là.
            — Maman, elle veut pas qu’on aille dedans jouer au commando…
            — Forcément, lui, ça l’arrange bien de t’en vendre trois…
            — Jean-Marc, ne sois pas pingre… »
            Alors je me suis quand même dit que ça valait bien le coup de vouloir nous faire manger bio à chaque repas si c’était pour ravager la maison avec des produits chimiques par la suite… « Y en a encore pour longtemps ?
            — Alors… Ils disent qu’il faut laisser agir deux heures, on a commencé après le goûter, donc… Encore un quart d’heure.
            — Super…
            — Qu’est-ce qu’ils voulaient au commissariat ?
            — M’annoncer une mauvaise nouvelle. Ils gardent la voiture sous scellés.
            — Ah bon ? Pourquoi ? »
            Alors j’ai regardé mes deux fils. Ils étaient beaux, mes garçons. J’ai pris un air mystérieux et je leur ai dit : « Mathis, Hugo, allez donc voir au fond du jardin. Je crois qu’il y a un hérisson qui revient.
            — Où ça ? Où ça ?
            — Là-bas, derrière le cabanon.
            — Opération commando ! On y va ! »
            Je les ai regardé bondir dans la pelouse et avancer accroupis jusqu’au cabanon. Accroupis car leur mère leur a interdit de salir leurs vêtements en rampant par terre. Lorsque mes petits soldats furent assez loin, je me suis retourné vers Carole et lui ai dit : « Celui qui a volé ma bagnole a renversé quelqu’un.
            — Oh !
            — Ouais, je préfère ne pas en parler devant les enfants.
            — Et... Il est vivant ?
            — C’était une gamine de quatorze ans. Elle est morte sur le coup.
            — La pauvre… Ça doit être terrible pour les parents. »
            Sur le coup… C’était ma première gaffe, ça. Je n'étais pas censé le savoir qu'elle était morte sur le coup, putain ! Alors j’ai posé ma main sur l’épaule de ma femme et j’ai commencé à lui raconter ma journée : Olivier, l’assureur, Shrek, Iznogoud, le cabinet du médecin fermé, mon coup de gueule dans la Mini Cooper. Avec tout ça, j’espérais lui faire oublier sur le coup. « Ah… soupira-t-elle. J’aime bien quand tu me racontes toute ta journée comme ça. J’ai l’impression d’être plus proche de toi. Il faudrait faire ça plus souvent. » Je lui donnai un baiser. Elle me sourit amoureusement et reprit d’un air triste : « C’est quand même horrible cette histoire. Ça me fait bizarre de me dire que c’est arrivé à cause de notre voiture. Tu la prenais tout le temps, on est partis en vacances avec… Ça me fait bizarre.
            — Oui, c’est vrai.
            — En tout cas, c’est honteux. Les types qui ont fait ça ne se sont même pas arrêtés. Il faut vraiment être dégueulasse pour être capable d’un truc pareil ! »
            J’acquiesçai en regardant la fumée se plaquer contre les vitres du salon. Ma femme a poussé un soupir puis elle a dit : « Heureusement qu’elle est morte sur le coup ! Elle n'a pas souffert trop longtemps, comme ça. »

(Pour lire la suite de ce texte, cliquez ici.)