18 mars 2011

Les Puces (troisième partie)

(Pour lire la première partie de ce texte, cliquez ici.)

            Moi, je n’avais rien entendu, mais Hugo était tombé malade pendant la nuit. C’est pourquoi j’ai retrouvé Carole toute cernée dans la cuisine, avec sa robe de chambre pas tout à fait nette et ses cheveux ébouriffés. Elle avait passé la nuit au chevet d’Hugo, à lui nettoyer ses draps et lui tendre la bassine. Il avait vomi comme ça, à plusieurs reprises, et pleuré beaucoup à cause des douleurs spasmodiques. On pouvait maintenant espérer que tout était sorti.
            J’ai mis une capsule dans la machine et j’ai regardé mon café couler. Le week-end s’annonçait pourri.
            Il faut dire que la veille au soir, je m’étais engueulé avec Carole, parce qu’il avait fallu deux heures pour aérer la maison, qu’on attendait comme des cons en manteau, dans le salon, au lieu de prendre l’apéro. Je lui ai juste dit qu’elle aurait pu s’arranger pour lancer les fumigènes dans l’après-midi, quand il faisait encore un peu plus chaud. Mais elle avait son cours de yoga. « Ouais, ton cours de yoghourt, me suis-je énervé, t’aurais pu l’annuler, juste cette semaine. Y avait urgence, là, quand même…
            — C’est ça ! qu’elle a rugi alors. Moi je passe ma vie à faire la boniche, à faire les courses, à m’occuper des enfants, j’ai un seul truc pour me détendre et pour voir des gens et c’est encore trop ! Et en plus tu me prends de haut, comme ça ! Mon yoghourt ! Tu te moques de moi ! »
            J’ai haussé les épaules. En un sens, elle avait un peu raison, sur le principe. Mais pour cette fois, j’en démordais pas : « N’empêche, tu vois que ça te rend vachement cool, ton yoghourt…
            — Maman ! Matthis, il m’a piqué mon Gormiti !
            — Matthis ! Rends-lui son Gormiti !
            — Mais c’est le mien ! C’est un sale menteur !
            — Eh bah prête-lui si c’est le tien ! Il faut savoir partager hein, entre frères !
            — Mais c’est le mien ! »
            Ça a commencé à me gonfler pas mal, leur débat, là : « Vous arrêtez maintenant ! j’ai hurlé. Moi je les mets à la poubelle vos Gormiti à la noix !
            — Tu n’as pas besoin de crier comme ça ! » a répondu Carole, d’un air offusqué.
            Dans la seconde, j’ai cru que j’allais vraiment m’énerver. Mais je me suis tout de suite ravisé : c’était pas le moment de déraper. J’ai sorti le paquet de Philip Morris de ma poche de manteau et j’en ai allumé une. « Mais… Tu fumes ! s’est écrié Carole.
            — Tu vois…
            — Et dans la maison !
            — C’est moins toxique que ton anti-puce… et les fenêtres sont grandes ouvertes. »
            Pendant une bonne minute, ça lui a cloué le bec. Les enfants aussi, ça les épatait. Moi, j’essayais de faire des ronds de fumée comme dans le temps, mais je n’y arrivais plus. « Ne t’approches pas, Matthis. C’est mauvais pour la santé ce que Papa fait. Et toi non plus, Hugo…
            — Mais Maman ?
            — Quoi ?
            — J’ai froid. »

            C’est sans doute pour ça qu’elle avait l’air triste, Carole, ce matin-là. J’avais peur qu’elle me fasse la gueule, à cause de la dispute ; en fait, elle culpabilisait juste. « Il a pris froid, dit-elle. Ou c’est l’anti-puce qui l’a empoisonné…
            — Mais non ! m’écriai-je. C’est juste une gastro ! Ils se lavent jamais les mains, de toute façon. Matthis comme Hugo.
            — J’espère que tu as raison… En tout cas, je vais leur faire un peu plus la guerre, là-dessus. Il faut qu’ils apprennent… »
            J’ai commencé à me beurrer une biscotte, en attendant que le café soit moins chaud. Et Carole a dit qu’elle préférait quand même appeler le médecin de garde. Et j’ai pas pu m’empêcher de tiquer : pour une simple gastro, on aurait l’air ridicule. « Tu crois que c’est pas la peine ?
            — Bah, déjà, ça m’étonnerait qu’il vienne. Il va te dire de lui donner du coca et du riz.
            — Oui, peut-être. »
            Carole a pris son air sombre, celui de la mère inquiète qui tergiverse. Alors je lui ai dit : « Maintenant, si c’est pour s’angoisser toute la journée… Tu ferais mieux d’appeler quand même. Juste pour te rassurer.
            — Oui, ça me rassurerait. »
            Et son visage s’est éclairé. Elle est partie chercher le numéro sur Internet. Lorsqu’elle est revenue, j’avais fini mon café et j’envisageais d’aller fumer une cigarette. Mais dehors, il pleuvait. « Bon, a dit Carole. Il va venir quand même.
            — Ah bon ?
            — Oui. Il est très sympa. Il dit que c’est sans doute la gastro, mais qu’avec cette histoire de puces, il préfère venir s’en assurer.
            — Très bien.
            — Je vais rester ici avec Hugo.
            — Évidemment !
            — Je te dis ça parce que Matthis a match de foot, ce matin, à dix heures.
            — Ah ! merde ! Putain, j’avais complètement oublié !
            — Il aimerait que tu viennes le voir, cette fois. Ça fait longtemps. Et moi, je ne pourrai pas l’emmener… »
            J’ai pris le tabouret et je me suis assis sous la hotte aspirante de la cuisine. « Qu’est-ce que tu fais ? m’a demandé Carole.
            — Je vais fumer.
            — Va plutôt dehors, tu vas tout m’engraisser.
            — Tu as vu comment il pleut ?
            — Je ne comprends pas que tu t’es remis à fumer…
            — C’est le stress. Le vol de la voiture, les puces et surtout cette gamine qui est morte…
            — Je comprends. Mais tu sais que ce n’est pas une solution, le tabagisme.
            — J’arrêterai de nouveau, lorsque ça ira mieux. Mais là… En plus, j’ai eu une semaine de fou au boulot. Je devais rendre un PowerPoint, jeudi. Mais j’attendais les gars de Toulouse, je pensais retarder le truc comme ça, vu qu’ils mettent toujours cent sept ans à se bouger… Les mecs du Sud, tu sais, c’est pas des furieux… Mais là, je sais pas ce qui leur a pris, ils ont tout de suite réagi ! Et moi, je suis dans la merde…
            — Ne me dis pas que tu comptes travailler ce week-end.
            — Non. J’en ai ma claque. Ce week-end, c’est famille ! »
            Carole m’a embrassé. « C’est bien ! » J’ai allumé la hotte et j’ai allumé ma cigarette.
            Ça faisait un de ces boucans, cette machine ! La vache ! C’était bien la peine de marquer dessus « Silence » ! Ils sont trop forts, chez De Dietrich, les mecs de la communication… Et puis Carole m’a montré qu’on pouvait moduler la puissance d’aspiration. Je me suis senti un peu con. C’était la première fois que je touchais à cette hotte, depuis sept ans qu’on a fait construire la maison… « Matthis est debout ? demandé-je.
            — Non.
            — Eh bah dis-donc, ça ne le stresse pas d’avoir match…
            — C’est surtout qu’il s’est réveillé deux fois cette nuit, à cause des vomissements de son frère. »
            Je ne m’étais pas réveillé, moi. Père indigne…
            Pour que j’arrête de jeter mes cendres dans l’évier, Carole a posé un ramequin en céramique sur les plaques de cuisson. « On n’a plus le cendrier que tu as acheté en Tunisie ?
            — Je ne voudrais pas que tu l’abîmes. »
            C’est vrai qu’elle l’avait acheté, cent fois son prix, quand on était au Club Med, l’année dernière. Je lui avais dit que c’était inutile, que personne ne fumait. Mais elle n’avait rien voulu entendre, elle s’était trouvé une passion pour la déco et puis c’était les vacances… Maintenant, c’était trop tard. On avait pris l’habitude de ne pas s’en servir, de le garder impeccable. Comme l’argenterie du mariage. « Bon, dit Carole, je vais faire ma toilette. Hugo est dans le salon. »

            En effet, Hugo était allongé sur le canapé, sous sa couette Gormiti, dans son pyjama Spiderman, devant les dessins animés du matin. Mon pauvre bébé, il était mal-en-point. Il avait les yeux tous fatigués, mais pleins de tendresse. Ça me faisait un pincement au cœur de le voir comme ça. « Salut mon petit père, lui dis-je.
            — J’ai vomi toute la nuit, m’a-t-il répondu tout contrarié.
            — C’est pas grave. Ça arrive. C’est des méchants microbes, maintenant ils sont partis.
            — J’espère que c’est fini…
            — Mais oui, c’est fini. S’ils reviennent, de toute façon, je leur casse la figure, moi, aux méchants microbes qui en veulent à mon petit garçon ! »
            Il a souri : « C’est trop petit pour que tu leur casses la figure… Et puis, comme Maman dit : on a pas le droit de taper un plus petit que soi. »
            J’ai acquiescé, gravement. Il était intelligent, mon fils. Et je repensai à la gamine, fatalement. J’ai regardé Hugo droit dans les yeux. Qu’est-ce qu’il lui arriverait si j’allais en prison ? « On a le droit de faire de mal à personne, en fait.
            — C’est vrai…
            — Il ne te dérange pas, le chat ? »
            Ce con de chat s’était lové dans un repli de la couette. Il avait encore la nuque toute barbouillée de la pipette anti-puce de la veille. « Oh non ! J’aime bien ! Tu restes avec moi, hein, Barnabé ? » Alors Barnabé a roulé sur le dos, s’est étiré les quatre pattes en l’air, avant de se recourber pour lécher son trou de balle.
            « Bon, ai-je ponctué. Maintenant repose-toi.
            — J’ai un peu faim mais je ne sais pas quoi manger…
            — C’est peut-être un peu trop tôt pour manger. Il faut que ton ventre se repose. Mais je vais demander à Maman ce qu’elle en pense.
            — D’accord. Papa, je t’aime.
            — Je t’aime aussi. »
            C’était sans doute fini, mais j’y ai tout de même réfléchi à deux fois avant de lui faire un bisou sur le front — je n’avais pas le temps de me chopper la gastro. Puis je suis monté me brosser les dents.

            Carole était assise sur les toilettes, en train de faire pipi. J’ai mis en route la brosse à dents électrique. Ça en faisait, ça aussi, tout un tintinmarre… « Je viens de réveiller Matthis. Tu pourras acheter du pain en allant à son match ? » Je lui répondais tant que possible, la bouche plein de dentifrice. « Attention, tu fais des projections sur le miroir. » Carole a encore pris trois cents feuilles de PQ pour s’essuyer, et elle a dit : « J’en ai marre de la Citroën de mon père. C’est un vrai paquebot.
            — Moi, j’en ai marre de ta Mini ! crachai-je dans le lavabo. Et puis j’en ai marre de mes montures de lunette, de mettre toujours cette même veste… »
            Carole a tiré la chasse. Elle est venue à côté de moi pour se laver les mains. « Tu veux pas changer de coupe de cheveux, aussi ? a-t-elle rigolé.
            — Pourquoi pas ?
            — Haha ! On dirait une bonne femme ! Tandis que moi, je prendrai ma douche plus tard. Là, j’ai pas le courage. C’est pas grave si je pue ?
            — Tu ne pues jamais, tu sais.
            — Flatteur !
            — En tout cas, moi, c’est sur le rasage qu’aujourd’hui, je fais l’impasse.
            — Ça aussi, il faudra que je fasse… »
            C’est vrai que ces derniers temps, Carole avait du poil aux gambettes. L’hiver, c’est moins urgent… Moins urgent que le yoga, évidemment… « Au fait ! m’écriai-je. Il faudrait que tu lui parles de mes piqûres de puce, au médecin. » Carole était cul à l’air en train d’enfiler son jogging. « S’il ne les voit pas, il ne pourra rien dire…
            — Montre-lui les piqûres de Matthis.
            — S’il est au foot avec toi ?
            — Ah ouais… »
            J’ai tiré le rideau et suis monté dans le bac de douche. S’il m’a fallu un certain temps avant de retrouver parmi les vingt-huit flacons mon shampooing anti-chute, j’étais quand même content de ne me découvrir aucune nouvelle piqûre de puce — même si les anciennes continuaient de me gratter tout autant.

            Dans le deuxième canapé, Matthis mangeait ses céréales Nesquick. Carole leur a donné la fâcheuse manie de petit-déjeuner sur un plateau devant la télé. Ils font attention, mais une fois par mois, y en a forcément un des deux qui renverse son bol. Ça ne manque pas. Mais bon. C’est comme installer l’enfant malade dans le salon… C’est bien pour lui, mais bonjour la galère pour les autres. On doit tous vivre au rythme de sa maladie. En attendant que ça nous prenne… Mon pauvre petit Hugo… Il s’était endormi. « Alors Matthis, t’es prêt pour la victoire ?
            — C’est contre l’AS P/A. On va perdre.
            — Hé ! Faut pas dire ça ! Faut pas être défaitiste comme ça !
            — Attends, ils sont trop forts. La dernière fois, ils nous ont mis dix buts !
            — Oui, mais la dernière fois, il n’y avait pas Cédric et Nicolas.
            — Toi non plus, t’étais pas là… »
            J’ai encaissé le coup. Matthis est du genre sec, lorsqu’il est fatigué. Pas le même amour qu’Hugo après une nuit de vomissements. « Ces derniers temps, j’avais beaucoup de travail.
            — Tu as toujours beaucoup de travail.
            — Il le faut bien pour qu’on vive, hein !
            — Chez Cédric, ils vivent bien. Et son père, il mange avec eux tous les soirs.
            — Mais il n’a pas la même collection de Gormitis que toi…
            — C’est pour les bébés, les Gormitis… »
            J’ai soupiré. Ça commence à huit ans, maintenant, l’adolescence ? « Tes affaires sont prêtes, sinon ?
            — Ouais. »

            On a fait bisou au revoir à Carole. Dehors, il y avait une accalmie. « Tu vois, il a arrêté de pleuvoir. C’est bon signe. » Mais Matthis n’a rien dit. Dehors, il y avait aussi le voisin, Monsieur Martinet qui rentrait ses oliviers en pot. C’était un peu tard, ils avaient déjà morflé les premières gelées. Mais bon, c’était son affaire… Il a lâché sa brouette deux secondes et m’a salué de loin : « Salut Lambert ! » J’ai vaguement répondu à Martinet d’un hochement de tête. « Ça y est, c’est déjà l’hiver !
            — C’est pour ça que tu rentres tes oliviers ?
            — Oui. Je voudrais pas qu’ils crèvent.
            — Alors bon courage.
            — Ça va. J’ai une bonne brouette. Et ça me plaît bien d’être dehors, tant qu’il pleut pas.
            — Pourvu que ça dure. »
            Bruno et Sandrine Martinet sont nos voisins depuis trois ans. Ils ont une fille d’à peu près l’âge d’Hugo. C’est fou ce qu’elle est nian-nian, maniérée, bégueule, pourrie-gâtée. Clara qu’elle s’appelle. Elle nous a sacrément fait chier, cet été, quand elle venait se baigner avec les garçons dans la piscine. Elle criait à la moindre éclaboussure et quand ils la laissaient tranquille, elle arrêtait pas de râler ou de rabâcher les mêmes onomatopées : « Youhou ! Badaboum ! » en agitant ses brassards au-dessus de sa bouée. Et puis surtout, elle ne faisait jamais attention à rien. Sale caractère, elle écoutait pas. Elle m’a pété deux arroseurs automatiques sur sept, la peste, à courir dans le jardin… Un jour, elle traversera encore la route devant un mec comme moi, juste pour lui pourrir la vie et perdre la sienne. Et Carole qui invitait encore les parents à boire une coup, le soir, pour qu’ils s’attendrissent devant nous d’avoir une enfant aussi déplaisante… On n’était pas raccord, sur ce coup, Carole et moi. Après, elle m’avait même parlé d’avoir encore un bébé, une petite fille si possible…
            « Je dois te laisser, Martinent. On a match, là.
            — O.K. Salut Lambert. Et bon match, Matthis ! »
            Matthis a baissé les yeux, intimidé. Pourtant, il le tutoyait, cet été, et il l’appelait Bruno. Deux mois plus tard, c’était un étranger. « Allez ! Champion ! » lui ai-je crié. Alors il est monté dans la Mini sans rien dire et Martinent m’a fait une grimace gênée. « C’est rien, je lui ai dit. Il a mal dormi. »
            Et je me suis dit que si j’allais en prison, peut-être que Matthis m’oublierait moi, qu’il ferait la même tronche déconfite au parloir…

            J’ai été très prudent, au volant. Je ralentissais dès que je voyais des passants un peu trop près du trottoir. Surtout quand il y avait des enfants. C’est chaotique, les enfants, au bord de la route. J’avais envie d’ouvrir la fenêtre et de crier aux parents de leur tenir la main, nom d’un chien ! Pendant ce temps, Matthis ne disait rien. Il se remettait parfois à pleuvoir. Un sale mois de novembre, voilà…
            À un moment, j’ai quand même demandé à Matthis si ça allait. « Qu’est-ce qui se passe ? T’as pas l’air content. T’en as marre du foot ? » Et Matthis a haussé les épaules. Moi, je me concentrais sur la route, j’avais pas les moyens de lui tirer les vers du nez. Mais son silence m’énervait. « Bah, dis-moi ! Tu veux pas y aller ? Tu veux qu’on fasse autre chose ? Tu préférerais que ça soit toi qui sois malade ?
            — Pff. C’est toujours Hugo qui est malade.
            — Il est plus petit, c’est normal.
            — Ouais.
            — Toi tu es le plus grand. Tu es le plus fort. C’est pour ça que tu dois le protéger.
            — Moi, je voudrais bien. Mais il pleure pour n’importe quoi… »
            J’ai vite senti que cette discussion ne mènerait à rien. Matthis a des jours avec et des jours sans. C’est un garçon lunaire. D’ailleurs, c’est ce qu’avait dit l’astrologue que Carole avait consultée… Moi, il paraît qu’au contraire, j’avais bien les pieds sur terre, malgré quelques conflits intérieurs. Mouais. « Tu roules encore moins vite que Maman.
            — Ha ! me suis-je forcé à rire. C’est que j’ai pas envie de passer ma vie à écraser des gens ! »
            Ça l’a bien fait marrer, Matthis. Ça m’a fait plaisir sur le coup. De le voir se dérider un peu. Mais j’espérai bientôt qu’il ne trouve pas la blague assez bonne pour la répéter partout à tout le monde. De toute façon, on arrivait.
            Je me suis garé sur le parking et Matthis est parti rejoindre ses copains en courant. Je suis resté quelque temps planté sur place, abandonné, et j’ai décidé de fumer une cigarette. Mais j’avais oublié mon briquet à la maison. Alors j’ai redémarré la voiture pour faire chauffer l’allume-cigare.

            Comme d’habitude, les gradins étaient à moitié vides. Je me suis assis dans un coin pendant que les gamins s’échauffaient. Matthis était avec ses coéquipiers. Il avait l’air bien intégré. Je ne me souvenais pas d’avoir autant d’amis, à son âge. J’étais un peu gros. Et j’étais pas très bon en sport collectif. Par contre, je ne comprenais toujours pas pourquoi ils avaient gardé le petit Lucas au goal. Tu m’étonnes qu’ils se prennent dix buts avec un tel nain…
            De loin, j’ai vu arriver Gérald. C’est le père du capitaine de l’équipe, le numéro dix, j’ai oublié son prénom. Gérald est brigadier-chef. J’ai sympathisé avec lui, l’année dernière, en me disant qu’il pourrait me faire sauter des PV. Peut-être qu’il pourrait m’éviter la garde-à-vue à présent. Mais je préférais ne pas y penser. De toute façon, il faudrait déjà que Matthis préfère son fils à Cédric, pour qu’on devienne un peu plus intimes. Et que je vienne plus souvent au foot pour entretenir la relation. Malgré ça, j’ai eu la bonne surprise de voir Gérald venir vers moi. « Bonjour, Jean-Marc ! Ça fait longtemps qu’on t’a plus vu !
            — Salut Gérald. Géraldine. »
            Sa femme s’appelait Géraldine, oui. Gérald et Géraldine, c’est si tarte, ça ne s’invente pas. Lui, c’était une sorte de demi athlète bas du cul avec un petit bouc d’un millimètre ; elle, elle ressemblait à ses gardiennes agrées, avec les racines blanches sous la vieille coloration auburn. Ils avaient six enfants. « Bonjour », elle a dit. Et puis, elle a ramassé le petit dernier qui s’était vautré entre les bancs. « Eh bien ! Qu’est-ce qu’il a grandi ! » lançai-je d’un ton admiratif. Alors Gérald a pris le gamin dans ses bras et m’a dit d’un air fier : « C’est ma sixième merveille !
            — Six merveilles ! Alors vous comptez sûrement faire la septième ! répliquai-je avec, à la réflexion, un peu trop de familiarité.
            — On ne sait pas… » a répondu Gérald en même temps que, du fond du cœur, Géraldine tonnait : « Non ! »
            Alors Gérald s’est mis à rire et m’a demandé s’ils pouvaient s’asseoir avec moi. J’ai bien sûr accepté. « Rappelle-moi juste une chose, demandai-je. C’est combien de temps déjà un match, chez les débutants ?
            — Deux fois quarante minutes. »
            Eh bien, me dis-je, ça me donnera le temps de sympathiser un peu plus. Et de les inviter à dîner pour la semaine prochaine. Carole sera un peu vexée, c’est sûr, que je prenne des initiatives de ce genre sans lui en parler d’abord… Mais c’est parce qu’elle ignore à quel point c’est important. Et que si elle l’ignore, c’est parce que je veux la protéger. Qu’est-ce que c’est de toute façon, un dîner chiant, par rapport à un meurtre à dissimuler ?
            Matthis et les autres terminèrent leur dernier tour de terrain. Le match allait bientôt commencer. « Allez, les futurs Zidane ! » pouffa Gérald. Je pouffai à mon tour, par politesse. Chaque équipe se regroupa près de son entraîneur. Matthis et Cédric ne se décollaient pas. « Bah ! m’étonnai-je tout d’un coup. Je vois pas Nicolas. Il est toujours pas là ?
            — Tu n’es pas au courant ? a répondu Gérald.
            — Non.
            — Avant-hier, sa sœur s’est faite faucher par un chauffard. »

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