3 mai 2011

Les Puces (quatrième partie)

(Pour lire la première partie de ce texte, cliquez ici.)

            L’arbitre a sifflé le début du match, Gérald s’est retourné vers la pelouse et n’a pas attendu ma réponse. Tant mieux. Sur le moment, je ne savais vraiment pas quoi lui dire. Je ne l’avais pas vu venir, ce coup-là.
            J’ai commencé à me sentir mal et à un moment, j’ai cru que c’était la gastro. J’ai un peu paniqué à l’idée de devoir dégobiller dans les parages. Je m’y voyais déjà, malade comme un chien, devant témoins, à devoir appeler Carole au secours… Mais en fait, ce n’était qu’un coup de stress. L’émotion, quoi. Tandis que Gérald commentait le match, j’ai fait un exercice de yoga que Carole m’avait montré : profonde inspiration, lente expiration, circulation de l’air. « Mais fais la passe, nom de Dieu ! » Et puis, il y a eu une averse.
            Comme il n’y avait pas de place pour moi sous le petit parapluie de Géraldine, j’ai pu lâcher Gérald pour aller m’abriter ailleurs. « Tu aurais dû venir avec ta femme, a-t-il rigolé. Elles prévoient toujours ce genre de truc.
             — Je suis venu avec sa voiture, répliquai-je, crispé. Il doit bien y avoir un parapluie dedans.
             — Et un tube de rouge à lèvres aussi, sûrement ! »
            J’ai ricané et j’ai couru jusqu’au parking pour me réfugier dans la Mini.

            Machinalement j’ai empoigné le volant et j’ai commencé à me parler à voix haute. « Allez, calme-toi, Jean-Marc… Tout est sous contrôle… Voilà. Respire. Calmos. » La pluie s’étalait sur le pare-brise. Ça disloquait tout le paysage. La pression retombait un peu. « Bon… il n’y a vraiment aucune raison valable de s’alarmer… Ça complique un peu la donne, c’est sûr, mais ça ne me rend pas plus coupable aux yeux de qui que ce soit… La version officielle tient toujours… Des gitans ont volé ma voiture et ont percuté la gosse… Que ça soit la sœur d’un copain de Matthis, ça ne change absolument rien… » Je me suis mis à tripoter mon paquet de cigarettes au-dessus du volant, hésitant à en griller une à l’intérieur de la voiture — exceptionnellement. Mais je me suis dit que Carole m’en voudrait vraiment. Pourtant, une petite odeur de clope qui part vite fait, ce n’est pas si important, surtout compte tenu des circonstances. Et puis ça m’a énervé. C’était vraiment pas prioritaire, comme question ! J’ai rangé le paquet de clopes et j’ai repris mon monologue. « Alors, qu’est-ce que je fais maintenant ? Putain, si seulement c’est moi qui étais malade… J’en saurais rien et j’en serais pas là ! Mouais… Ça nous avance beaucoup ce genre de raisonnement… Bon… S’il continue de pleuvoir comme ça, le match va être suspendu. Ça, ça m’arrangerait bien… En attendant, il vaut quand même mieux que je me prépare. Alors... Prenons les choses dans l’ordre. Premièrement, qu’est-ce que je crains ? Je crains d’être démasqué. Mais encore ? Je… Putain ! Jean-Marc ! Concentre-toi ! De quoi tu as peur ? J’ai peur d’aller en prison. Et dans le cas présent, est-ce qu’il y a un risque imminent ? Pas si je n’ai pas l’air suspect. Très bien. Alors quel est le meilleur moyen de ne pas avoir l’air suspect ? C’est de ne pas se comporter comme un suspect. Et comment ça se comporte, un suspect ? Eh bien, ça joue sur plusieurs tableaux en même temps, ça pense à la place des autres, c’est parano, ça manipule tout le monde dans tous les sens et ça se laisse piéger tout seul comme un con. Donc il faut faire tout le contraire. C’est-à-dire ? Il faut que je fasse tout comme dans la version officielle. Jean-Marc Lambert s’est fait volé sa voiture, jeudi soir… Non ! Il a découvert qu’on avait volé sa voiture, jeudi soir ! Vendredi, la police retrouve sa voiture mais il ne peut pas la récupérer car elle est sous scellés : une gamine a été écrasée avec. Maintenant, samedi, match du fiston, Jean-Marc Lambert apprend que la sœur d’un copain de son fils s’est faite écraser le jour où il s’est fait voler sa voiture. Quelle coïncidence ! Peut-être que c’est la même fille ! Maintenant, que fait le Jean-Marc Lambert innocent en réalisant cela ? Il ne va sans doute pas en parler ! Non ! Ça ferait beaucoup trop d’histoires inutiles et beaucoup trop d’ennuis ! Sauf que… sa femme Carole avec son réseau de commérages finira bien par apprendre la même chose et elle, sur le coup de l’émotion, elle ne manquera pas de révéler la coïncidence. Alors, il vaut mieux que je le dise à Gérald… Attends, attends, tu recommences à te comporter comme un suspect, là ! Le Jean-Marc Lambert innocent, il n’anticipe pas ce coup-là. Il se fait baiser par sa femme et il passe pour un gros con qu’a pas de cœur… » Je suis resté abasourdi par ma propre réflexion. J’avais pas particulièrement l’habitude de m’envoyer des vacheries dans la gueule… « Mais s’il continue de pleuvoir, me rassurai-je, je peux éviter de passer pour un salopard. J’aurais rien dit par manque de temps, c’est tout… » J’ai regardé dans le rétro : derrière le grillage, les gamins continuaient de s’agiter en maillots jaunes et rouges. « Je peux toujours limiter la casse en prévenant Carole moi-même… en lui disant de garde le secret, pour éviter les problèmes… Sauf que, très honnêtement, je crois pas que le Jean-Marc innocent le ferait… Ce qui veut dire que le Jean-Marc innocent, il a quand même l’air vachement suspect… »
            Je me suis massé le front. C’était vraiment complexe. Et ça s’agitait toujours dans le rétro. Ils étaient bien partis pour aller jusqu’au bout de la rencontre… J’ai commencé à danser des pieds, j’étais bien emmerdé. Et puis j’ai décidé de décrocher une bonne fois pour toute ce putain de panda à la con ! J’en avais pour des mois au volant de la Mini, j’allais tout de même pas me le taper tout durant ! Tant que je ne me faisais pas prendre, en tout cas… J’ai baissé la tête en soupirant et j’ai laissé le panda à sa place finalement. Il s’était arrêté de pleuvoir.

            Je suis sorti de la voiture et je me suis approché du terrain. J’ai fumé une cigarette derrière le grillage. J’ai vu Matthis tout dégoulinant qui me cherchait d’un air inquiet dans les gradins. « Matthis ! Je suis là ! » J’ai crié. Il a tourné la tête vers moi et s’est mis à sourire. Du coup, il a laissé l’attaquant adverse se démarquer, recevoir la passe en profondeur et mettre un but au petit Lucas… J’ai pas pu m’empêché de faire la grimace et Matthis m’a regardé l’air complètement désarçonné. J’avais l’impression qu’il avait envie de pleurer. J’ai pas eu le temps de trouver quelque chose à dire ou faire pour le consoler que son entraîneur lui passait un savon et me privait de toute son attention.
            J’ai contourné le grillage et j’ai rejoint Gérald dans les gradins. « Pas de parapluie ? m’a-t-il demandé.
            — Non ! Toutes les femmes ne sont pas aussi prévoyantes ! »
            En fait, Carole était tellement prévoyante qu’elle avait pris soin de déplacer son parapluie dans la voiture de son père puisque c’était celle qu’elle utilisait en ce moment…
            « Ça fait même pas un quart-d’heure de jeu et on s’est déjà pris deux buts !
            — Oui, j’ai vu le deuxième… Mais je suis coupable… Je veux dire c’est ma faute : j’ai interpellé Matthis parce que je voyais qu’il me cherchait.
            — Ah ouais ? Et tu veux pas essayer d’interpeller les défenseurs de l’autre équipe pour voir ? »
            Il avait l’air de rigoler comme ça, Gérald, mais je sentais bien que ça le faisait chier que nos fils perdent leur match. On a continué d’échanger des bribes de conversation, surtout à propos du match. Ce fut long et pénible. Un moment comme ça où l’on préfèrerait encore aller chez le dentiste…

            À la fin de la première mi-temps, l’AS P/A menait 4-1. « Eh beh ! C’est pas glorieux ! a dit Gérald.
            — Non, pas très…
            — Après, tu me diras, s’ils continuent comme ça en deuxième mi-temps, mathématiquement, ça sera moins sévère que la dernière fois. Ça ferait 8-2. La dernière fois, ils avaient perdu 10-1 ! Tu te rends compte ? 10-1 ! J’ai jamais vu ça, moi !
            — Alexis en était malade, a ajouté Géraldine. Comme il est capitaine, il se sentait responsable.
            — Alors moi je lui ai dit, a repris Gérald, que c’était quand même lui qui avait sauvé l’honneur en marquant le seul but pour son équipe !
            — Et là qui c’est qui a marqué ?
            — C’est Rayan, le petit Arabe, là. Numéro 9.
            — Ah ouais, je l’ai vu. Il est bon, lui. Il court vite.
            — Tu m’étonnes… Ses grands frères aussi, ils courent vite… Cette semaine, on en a coursé deux, des dealers de shit. Putain, ils ont décampé à une vitesse… »
            Et Gérald s’est mis à remuer la tête, en silence. « Et vous les avez eus ? j’ai demandé
            — Non ! Ils sont montés dans un immeuble du quartier. On risquait de se faire caillasser. Et puis ce gros con de préfet nous a donné l’ordre d’éviter les provocations. Genre c’est nous qui provoque ! De toute façon, maintenant, ils se cachent chez les nourrices ou les vieux qui ont rien à voir avec le trafic. Elle est belle, la France, je te le dis… »
            J’ai acquiescé. Finalement Carole avait peut-être raison de vouloir mettre les enfants dans un collège privé. C’était une dépense supplémentaire, bien sûr, mais avec toute cette insécurité, c’était sans doute nécessaire. « Les mecs, reprit Gérald, ils préfèrent faire du chiffre avec la sécurité routière. Mais là-bas, toute la racaille roule sans casque sur des scooters volés et on nous dit de fermer les yeux. On est juste là pour faire de la figuration… »
            J’aimais pas trop le terrain où cette conversation nous amenait. J’ai commencé à transpirer un peu et soudain, j’ai eu comme un flash. Tout comme Gérald, et comme tout le monde en général, le Jean-Marc Lambert innocent aime se faire plaindre. D’ailleurs, il n’avait pas manqué de le faire avec Olivier, l’informaticien du boulot. Alors, j’ai décidé de tenter quelque chose. « Tu sais que je suis venu avec la voiture de ma femme, ai-je dit, mais ce que tu ne sais pas c’est que c’est parce qu’on m’a volé la mienne !
            — Sérieux ?
            — Ouais. »
            Voilà, maintenant c’était engagé. Et une partie de moi regrettait déjà tandis que l’autre insistait pour continuer puisque c’était ce qu’il y avait de plus innocent à faire, d’autant plus avec un policier. « Tes collègues m’ont dit qu’ils soupçonnent les Roms.
            — C’est pas impossible, ça. On a pas mal de cambriolages depuis qu’ils se sont installés.
            — M’en parle pas… Lorsqu’on était en vacances, j’ai pas arrêté d’y penser. Et en rentrant, je croisais les doigts sur l’autoroute pour qu’on nous ait pas cambriolé…
            — Tu sais que tu peux demander à la police de surveiller ta maison pendant ton absence ? Tu vas au poste, tu remplis un petit formulaire, et finis les tracas. Ça, le préfet veut bien qu’on le fasse…
            — Ah ? O.K. C’est bon à savoir… J’avais un voisin qui passait une fois par jour pour nourrir le chat… Mais bon, une fois par jour, ça laisse pas mal de temps aux cambrioleurs, surtout la nuit… Alors, si la police peut surveiller un peu…
            — Et pour ta voiture, y a une enquête. Ç’en est où ?
            — Bah, ça y est, ils l’ont retrouvée…
            — Ah ! Brûlée ?
            — Désossée de l’intérieur… Plus de sièges, plus rien.
            — Ah ouais… Elle est réparable ou tu l’envoies à la casse ?
            Et voilà, j’atteignais le moment fatidique. J’allais lâcher le morceau au détour de la conversation. Et je laisserais Gérald seul juge de la coïncidence. « Bah, j’en sais rien… Elle a été mise sous scellés.
            — Oh !
            — Apparemment, il y a une affaire d’homicide qui se greffe à mon histoire de vol. »
            Maintenant que c’était dit, j’ai eu l’impression que le temps était suspendu. J’ai scruté le visage de Gérald. C’était comme un ralenti dans un film, mais en vrai. Ses lèvres se sont entrouvertes et mon cœur s’est arrêté. « Tu n’imagines pas le nombre de fois que ça arrive, a dit Gérald. Les accidents de la route, j’en ramasse trois ou quatre chaque semaine. Souvent des blessés et de temps en temps des morts. Et quand je les ramasse pas, j’en entends parler. Regarde la sœur de Nicolas et maintenant ton histoire ! »
            J’en revenais pas qu’il ne fasse pas la connexion. « C’est clair ! » me suis-je forcé à répondre. Et tout d’un coup, je me suis senti tellement soulagé, tellement heureux de pouvoir si facilement tromper mon monde, tellement ivre de mon pouvoir que j’ai ajouté : « Parce que moi qui bosse dans un tout autre secteur, j’avais pas l’impression que ça arrivait si souvent. Si bien que quand tu m’as dit que la sœur de Nicolas s’était faite faucher, j’ai eu peur que ce soit avec ma voiture ! » Et malgré moi, je crois que j’avais une sorte de sourire un peu étrange. « Bah, ça on peut le savoir, a répondu Gérald. Si tu me donnes ton numéro d’immatriculation, je regarderai. Quand est-ce qu’on t’a volé ta voiture ?
            — Euh… Jeudi.
            — C’est le jour où la fille Maréchal est morte, a dit Géraldine.
            — Oui », a dit Gérald.
            Gérald a pris mon numéro d’immatriculation et mon numéro de téléphone portable. Il a dit qu’il m’appellerait dès qu’il saurait. Et me voyant pâlir, Géraldine m’a demandé si ça allait. Alors j’ai dit : « Au commissariat, ils m’ont dit que la victime était une adolescente. Ça m’a déjà fait un choc, mais si en plus, c’est la sœur de Nicolas… » Alors Gérald m’a dit que considérant l’endroit où on m’avait volé la voiture et l’endroit où on l’avait retrouvé, c’était peu probable. « Tu comprends, a-t-il ajouté en traçant un schéma du doigt au creux de sa main, ça ferait un crochet par le Sud… C’est sans queue ni tête. »
            Alors la partie de moi qui ne voulait rien dire s’est mise à engueuler l’autre. À vouloir jouer aux malins, je m’étais complètement saboté. L’arbitre a sifflé la reprise du jeu. Ces quarante prochaines minutes s’annonçaient plus longues encore que les précédentes. Je suis resté un moment sans rien dire puis j’ai laissé Gérald pour aller fumer une clope.
            En fait, j’en ai fumé trois. Comme un pompier. Le long du terrain. Je regardais mon fils courir dans son short tâché de boue. Qu’est-ce qu’il jouait mal... Comme son papa ! Erreurs de placement sur erreurs de marquage, il avait vraiment une super mauvaise lecture du match… Il était temps que cela se termine. Car c’était trop lamentable.